Dire que Lyuba était mal à l'aise était un doux euphémisme. Depuis la première fois qu'elle était rentrée en boîte de nuit, la jeune fille avait découvert qu'elle n'aimait vraiment pas ce genre d'endroit. À dire vrai, elle n'aimait pas grand chose si ce n'était son amie dont la chevelure emmêlée en de longues mèches de dreads virevoltait dans tous les sens sur la piste de danse. Il n'avait pas fallu une chanson à Aubéline pour se lancer parmi la foule. Tandis que Lyuba, pour sa part, avait trouvé une chaise près du bar et en retrait. La rousse détestait être engloutie dans la masse. Les bousculades, les rires moqueurs, la sueur des gens et l'opressement, ce n'était pas pour elle.
Aubéline revint de nulle part pour s'asseoir à côté de son amie, haletante après quelques danses suaves. Elle attrapa le cocktail que Lyuba lui avait préalablement commandé avec le sien. Question d'habitude, à force elles se connaissaient par coeur et savaient comment faire plaisir à l'autre.
« Je ne le vois nulle part. Et toi, tu l'as vu ? »
Lyuba parcourut la salle du regard, mais du garçon qu'Aubéline appréciait, pas une trace.
« Non, je ne le vois pas non plus.
- Roh, c'est vraiment pas mon jour... Je parie qu'on va pas le voir de la soirée...
- Mais on va quand même rester jusqu'au bout au cas où... » répondit Lyuba pour compléter cette phrase immuable que sortait Aubéline chaque fois qu'elle espérait voir une personne en particulier.
« Tu me connais trop bien ! »
Aubéline lui sourit et vint déposer un baiser sur la joue de son amie qui rougit à ce geste peut-être un peu malvenu en ce lieu. Mais sa boisson sitôt terminée, elle retourna danser sur le dancefloor en se déhanchant comme une africaine née. Elle avait le sens du rythme et une gestuelle naturellement désinvolte qui lui donnait un petit air sauvage et irrésistible.
« Je peux t'offrir un verre? »
Devant elle se tenait Clovis, un garçon qui partageait son cours de littérature. Cependant, Lyuba ne savait absolument pas comment réagir face à l'apparition soudaine du garçon. Celui-ci avait une prestance naturelle qui rendait sa personne agréable à regarder, il était avenant mais sa modestie renvoyait l’image d’un être humain banal, perdu dans la foule. Il avait les cheveux bruns mais elle se souvint lui avoir trouvé des reflets blonds au soleil. Le fait de s'en souvenir lui fit froncer les sourcils. Elle ne s'était jamais surprise à regarder quelqu'un outre mesure, ni à le détailler de la sorte. Qu'elle se souvienne d'un élément aussi pointilleux la déconcertait.
« Je m'appelle Clovis, et toi c'est Lyuba, non ? »
Lyuba se pinça les lèvres et hocha lentement de la tête. Clovis héla une barmaid pour commander une bière et la même boisson que Lyuba avait à peine entamée. Bon, elle avait de la réserve.
« C'est bien ça... Tu es en littérature aussi, c'est ça ? » hésitait Lyuba.
« Non, mais on a des cours ensemble. »
Le jeune homme sourit et Lyuba termina son premier verre. La barmaid échangea alors son verre vide pour un autre, rempli, que Clovis lui offrait.
« À nos cours en commun et cette rencontre hasardeuse. » dit-il en approchant son verre du sien qu'il fit tinter l'un contre l'autre.
Lyuba leva son deuxième verre pour trinquer et but une première gorgée. Aubéline et elle prenaient toujours un cocktail savant de vodka à l'arôme de melon et de sprite. Le mélange parfait d'exotisme, de fraîcheur et de sucré. Elle n'avait jamais connu ni bar ni boîte de nuit qui offrait une boisson si délicieuse que celle-ci.
« Ton amie est quand même une bonne danseuse. » dit Clovis pour changer de sujet.
Aubéline était en train de se déhancher gracieusement entre une multitude de personnes. Rien que de la regarder ainsi entourée mettait Lyuba mal à l'aise. Mais il avait raison. Aubéline était la plus élégante sur la piste. Seuls son look grunge et ses dreadlocks dénotaient avec le reste de l'assemblée.
« Oui, elle adore ça et ça se voit. » répondit-elle en regardant son amie quelques mètres plus loin.
« Tu ne danses jamais toi ? » Elle tourna la tête vers le jeune homme avec ses grands yeux de biche.
« Euh non, déjà... je déteste la foule mais alors en plus pour danser... »
Clovis rit.
« Moi non plus, je suis vraiment nul. Le seul moment où j'ose danser, c'est quand je n'ai plus du tout conscience de ce que je fais. »
Autrement dit, quand t'es bourré pensa Lyuba. Mais son regard se déroba sur une silhouette masculine près des toilettes. Il s'agissait d'un homme avec une barbe naissante, les cheveux foncés qui contrastaient avec ses yeux bleus. Quand leurs regards se croisèrent le coeur de Lyuba manqua un battement. Elle le fixait avec intensité, incapable de le lâcher du regard, ni de se souvenir d'où elle le connaissait.
« Tu as vu un fantôme ? »
Clovis la regardait avec un sourire amusé mais le temps qu'elle retourne la tête pour voir où était l'inconnu, il était parti. Et dans une boîte de nuit aussi remplie que le Moonlight, tout le monde sait comme il est difficile de retrouver quelqu'un.
« Désolé, je te laisse, je reviens. »
Elle quitta Clovis pour s'imiscer entre les gens sur la piste de danse à la recherche d'une tête reconnaissable, aux cheveux bruns et à dreads.
« Aubéline! Y a... »
À peine eut-elle posé sa main sur le bras de son amie que celle-ci se tourna vers elle... En même temps que Tony. Bon, ben, bonne nouvelle. Elle l'avait finalement trouvé son prince charmant. Lyuba, confuse, déblatéra quelques excuses avant de repartir s'asseoir sur son siège mais Clovis avait disparu et son verre aussi. Elle se retrouvait à nouveau seule. Seule et pourtant il y avait tellement de monde autour d'elle. Non, c'était trop dur de rester ici, elle éprouvait le besoin pressant de partir. Elle écrivit un message à Aubéline avec son portable.
Me sens pas bien. Je rentre. Désolée.
Elle lâcha un long soupir en laissant ses épaules s'affaisser mollement. Oui, elle allait partir. Elle se leva et quitta le club bondé pour retrouver la froide nuit de janvier, emmitouflée dans sa grosse doudoune.
Tout de suite, elle sentit les rafales de vent souffler sur son visage. La boîte de nuit n'était qu'à vingt minutes de chez elle. C'était devenu une habitude entre elle et sa meilleure amie qu'elles fassent le chemin du retour à pied, Aubéline presque toujours saoule. Sauf qu'elle laissa exceptionnellement ce plaisir de raccompagner son amie à Tony, tandis qu'elle bravait la neige tombante avec indifférence.
Elle avait à peine parcouru deux rues qu'une main se referma sur son bras. En se retournant, Lyuba reconnut Clovis. Il n'avait qu'une mince veste en jeans sur le dos mais son souffle haletant laissait deviner qu'il n'avait pas froid.
« J'aurais aimé parler un peu plus avec toi et pouvoir tout t'expliquer mais, tiens, garde-la, tu en auras probablement besoin. »
Il avait pris sa main et y avait laissé une clé. Il hocha brièvement de la tête comme pour signifier qu'il avait fait ce qu'il avait à faire et repartit en courant pour une raison inconnue. Lyuba le regarda s'éloigner en fronçant légèrement des sourcils. Sa réaction était inexplicable. Elle se retrouvait maintenant avec une clé en main et elle ne savait strictement pas à quoi elle lui servirait ni ce qu'elle pouvait ouvrir. Pendant tout son trajet de retour, la jeune fille l'examina, au risque de se geler les doigts avec les températures négatives. Pourtant, rien ne lui disait que cette clé lui appartenait. La sienne, elle l'avait et elle n'avait jamais eu besoin d'une autre clé.